19 août 1905

Pardon de Carmès

Le pardon de Carmès, comme tant d'autres en Bretagne, frappe l'observateur par son grand air d'antiquité. Ici, tout semble d'un autre âge ; on se sent dans “la terre du passé“, où les morts parlent et revivent dans leurs descendants. Partout ailleurs la vie a coulé ; elle a pris d'autres formes, d'autres aspects. Ici elle est demeurée immobile et comme figée. Et quand on sort d'une ville moderne, manufacturière et bruyante, pour assister à un pardon comme celui de Carmès, il semble que l'on ait voyagé à travers le passé et reculé de plusieurs siècles en arrière.

Remarquons d'abord le site de la chapelle. Avec ses assises de granit et ses vastes propotions, elle ferait bonne figure dans un gros bourg et même dans une ville. Eh bien ! elle n'est entourée que de pauvres chaumières. Les troupeaux ruminent à l'ombre de ses murs et les meules de paille s'entassent près de ses portes. Ceci déjà nous reporte dans le passé, au temps lointain où dans tant de villages Bretons il y avait une chapelle et, pour la desservir, un prêtre maître d'école. Aujourd'hui la vie religieuse se concentre au bourg. Il n'en était pas de même alors, et, chaque matin, à l'heure de la messe, s'élevait de tous les points de la paroisse la joyeuse sonnerie des cloches.

Autre détail qui rappelle la simplicité des vieux temps. Les paysans des altentours ont la pieuse coutume d'offrir à la Vierge, pour l'entretien de sa chapelle, une des plus belle vaches de leur troupeau. Ils se chargent de la nourrir, et le produit de la vente du lait ou du beurre est mis de côté pour Carmès. La veille du grand pardon, le samedi, ces bonnes bêtes parées de fleurs et de rubans sont conduites en procession jusqu'à la fontaine de la Vierge. Le dimanche, au prône, on énumère les noms de leurs propriétaires.

Un des meilleurs points où l'on puisse se placer pour observer la fête de Carmès, c'est à l'intersection du chemin vicinal avec la grand'route de Neulliac à Pontivy. J'ai vu là des scènes qui semblaient détachées d'anciennes estampes. De la grand'route on aperçoit la pointe du clocher qui sort de la verdure comme le mât d'un navire naufragé. Dès qu'il apparaît, les passants se découvrent et marchent tête nue jusqu'au moment où il sombre dans le feuillage. Ainsi jadis les marins Bretons saluaient Notre-Dame de Larmor... A l'entrée du chemin creux est un tronc de forme antique scellé à un pieu par des lames de fer. Quand ils n'ont pas le temps d'aller jusqu'à la chapelle, les passants s'y arrêtent et y déposent leur offrande.

Voici encore un spectacle qui aurait ravi un peintre soucieux de faire revivre les âges disparus : je veux dire que la rencontre des deux paroisses soeurs, Neulliac et Kergrist. Neulliac attendait à l'entrée du chemin de Carmès ; tous les regards étaient tournés vers le nord et fixés sur la grand'route. Enfin surgit une croix, puis des bannières, des oriflammes : c'est kergrist. Pas un mot n'est échangé entre les paroissiens ; mais, en signe de bienvenue, les croix se penchent l'une vers l'autre et s'embrassent. Touchant emblème de l'union qu'établissent entre des hommes, souvent divisés d'intérêts, des croyances communes. Ce qui fait l'unité des peuples chrétiens, c'est la croix...

La jonction des paroisses une fois faite, la procession dévale dans le chemin creux. La scène est ravissante et c'est vraiment dommage que l'art humain soit impuissant à fixer des spectacles si beaux, mais si fugitifs. Sous la voûte formée par les vieux chênes qui croisent leurs branches au-dessus des talus, c'est une nappe mouvante de vestes blanches et de coiffes de mousseline, d'où émergent les bannières blanches bordées d'orfoi. Un rayon de soleil glisse à travers feuillages et fait briller l'argent des hautes croix processionnelles. Puis tout s'évanouit ; on n'entend plus quela rumeur des tambours scandée par le rythme régulier des échelettes. Ce bruit lui-même s'efface et de ce tableau si attachant il ne reste dans l'esprit qu'une image pâle et indécise.

Les pélerins entrent et se pressent dans la chapelle aux voûtes peintes qui racontent aux yeux la vie du Sauveur. Comme au Moyen Age, il y a séparation entre les sexes. Les hommes se tiennent près du choeur. Debout, les bras croisés, ils resteront ainsi pendant toute la grand'messe, dédaigneux de ces commodités que les citadins recherchent même dans les églises. Les femmes, plus faibles, sont assises dans les bancs de la nef. Du portail, on ne voit que du blanc : murailles blanchies à la chaux ; vestes de laine blanche ; blanches coiffes de mousseline, qui sont peut-être un souvenir du voile antique ; Vierge à la robe de soie blanche brodée d'or. Seuls les cierges du maître-autel jettent des notes plus claires dans cette symphonie toute en blanc.

La messe commence. Comme dans les veillées bretonnes, l'assistance chante une de ces mélodies, lentes et graves, où vibre l'âme de la race. Un prêtre entonne le refrain qui est repris en chœur par toure la foule. Quelle différence entre cet office si simple mais si pieux et les cérémonies plus solennelles mais plus froides des grandes cathédrales ! Là, ce sont des chantres à gages qui hurlent ou nasillent les louanges du seigneur pour gagner leur pain. La foule se tait et, parce qu'elle n'a qu'un rôle passif, elle est plus portée à l'ennui. Le peuple n'aime que les cérémonies auxquelles il prend une part active.

Si c'était le moment de promener dans la chapelle un regard curieux, que de détails intéressants il y aurait à relever ! Voici des quêteurs qui passent, secouant des gros sous dans un plat de faïence coloriée. A l'élévation, les tambours battent aux champs, remplissant la nef d'une rumeur formidable : c'est le salut au grand roi descendu sur l'autel. Les pèlerins qui ne peuvent trouver place à l'intérieur stationnent sous le porche. Un pauvre innocent que sa mère a trainé là dans une brouette regarde les passants de ses grands yeux toujours étonnés. Pour occuper ses mâchoires sans cesse en mouvement, il grignote la paille sur laquelle il est couché. Sa mère récite le chapelet et prie à la place de cette pauvre âme qui ne saura prier que dans le ciel.

Le repas des prêtres et des fabriciens se termine par une cérémonie pittoresqye et de couleur antique. Les tambours et les fibres, qui jouent un si grand rôle dans la fête, s'avancent près de la porte. Un roulement se fait entendre, puis dans silence qui suit, une voix forte s'élève : "Nous avons l'honneur de saluer M. Gadebur, sous-supérieur du petit séminaire de Sainte-Anne". Alors éclate un nouveau roulement de tambours que domine la voix aigre des fifres. Tous les personnages qui "relèvent de leur présence l'éclat de la fête“ sont ainsi salutés à tour de rôle. Puis les instrumentistes s'éloignent ; ils n'ont pas perdu leur peine puisque le chapeau qu'ils ont fait circuler à table leur revient alourdi par les gros sous et les pièces blanches.

Enfin vient la procession du soir qui couronne cette belle journée. Pour l'embrasser d'un coup d'œil, je me rends avec M. Busnel, le peintre breton si nonnu, et M. Videlo, notre aimable guide, dans la vaste prairie où elle doit se dérouler. Quel spectacle ! On croirait voir un tableau de bataille de Van der Meulen. Ce sont les mêmes drapeaux immenses qui flottent au vent. Les pèlerins s'avancent en rangs pressés, chacun tenant un cierge à la main : ils semblent une armée qui se déploie dans la prairie. Les instruments que l'on entend là-bas, ce ne sont pas les clairons modernes ; c'est l'antique tambourin, c'est le fifre qui jdasi conduisaient les régiments du roi à la victoire. Mais ce cortège n'est guerrier qu'en apparence. Au-dessus des rumeurs belliqueuses du tambour flotte dans le ciel bleu la mélodie aérienne des cloches.Les chants d'église, graves et pieux, célèbrent la Madone qui, dans sa robe de soie blanche brodée d'or, sourit à ses Bretons fidèles.

Au milieu de la plaine un énorme bûcher se dresse, couronné de rubans multicolores. Le célébrant en approche un cierge ; une fumée verte sort d'entre les fagots d'ajoncs secs et rampe sur le pré ; puis la flamme jaillit, joyeuse, étincelante. Tous les regards fascinés se fixent sur elle, tant est puissany l'attrait de ce feu que la légende antique disait dérobé au ciel et que la tiurgie chrétienne n'a pas dédaigné de prendre comme un de ses symboles les lus expressifs.

Après la fête religieuses, la fête profane. A Carmès, c'est la coutume que chaque chef de maison rassemble ses enfants, ses serviteurs, et leur offre une collation. La foule se disperse sous le shuttes de feuillage, sous les tertres de grosse toile, ou en plein air entre les meules de paille. Le cidre coule à flots dans les écuelles ou les brocs de grès, et demain les aubergistes compteront les pèlerins de Carmès d'après le nombre de barriques qu'ils auront vidées.

A l'horizon, le soleil rougit, se dilate et tombe : il est temps de s'en retourner. Par les sentiers des landes, par les chemins creux, par les anciennes routes abandonnées, les paysans se dirigent vers leurs chaumières perdues dans les taillis ou au fond des vallées. Et cette nuit, sans doute, les étoiles du ciel entendront plus d'un pèlerin attardé chanter sa joie dans le silence et dans la solitude.

Source : Article de La Revue Morbihannaise du 8 octobre 1905 par le chanoine Henri Morice.